La citation du mois

"Il faut accepter de ne pas savoir. Demain n'existe pas. Pense à maintenant!"

Frédéric Bihel

27 sept. 2008

"Magellan" - Stefan Zweig, 1938


Certaines vies méritent d'être racontées. Et parmi elles, quelques unes ont eu la chance de passer en revue sous la plume de Stefan Zweig. Fernão de Magalhães, né au Portugal à la fin du 15ème siècle, a vécu seul une découverte fondamentale, trente ans après le grand voyage de Christophe Colomb. Toutes les routes menant vers les Indes semblent avoir été découvertes, et les royaumes d'Espagne et du Portugal s'étant vus partager le monde en leur faveur en 1494 par le Traité de Tordesillas mesurent leur pouvoir à l'aune des terres dorées et des océans à peine franchissables. Et si la rondité de la Terre est avérée par les scientifiques de l'époque (souvent des navigateurs), officiellement le tour du monde n'est pas possible.

Au coeur d'une société imperméable, Magellan sait qu'il existe une route circulaire (circumnavigatio) encore vierge qu'il doit découvrir. Comme tous les grands navigateurs, Magellan passe plus d'une décennie à attendre que son destin s'enclenche, sous les ordres d'un autre, à apprendre son métier, et la mer. Il devient l'un des grands serviteurs des mers de Manuel 1er, souvent en guerre, y exprimant son sang-froid, sa valeur au combat et son indéfectible honnêteté.

Mais la couronne s'en fout. Personne n'a plus vraiment envie en Europe de s'occuper des mers. Quelque chose de plus grave se joue: l'Europe bascule et le Portugal perd du terrain. Lassé, déshonoré, seul, Magellan monte le grand projet de rallier les Indes par l'Atlantique et le Pacifique. Entre intrigue historique, humaine, et maritime, Zweig fait revivre le dernier voyage de l'Histoire. Car après Magellan, il n'y aura plus rien de mystérieux à l'ouest du monde. Magellan dans un combat inutile contre un chef de tribu, mourra seul, ignorant sa propre renommée, humilié encore, tué à cause de son absolue morale.

Ceux qui reviendront de ce tour du monde meurtrier et qui n'auront pas cru au destin, échapperont au souvenir des hommes. Pas Magellan.

Extrait:Mais combien cruelle cette tranquillité, combien atroce ce calme absolu ! La mer est toujours aussi bleue et miroitante, le ciel aussi serein et brûlant, l'air aussi vide de sons, l'horizon aussi lointain. Toujours le même néant bleu autour des trois petits navires, seuls points mouvants dans cette horrible immobilité, toujours la même lumière cruelle le jour, et la nuit les mêmes étoiles froides et silencieuses, qu'ils interrogent en vain.
Toujours les mêmes objets dans le carré des matelots, la même voile, le même mât, le même pont, la même ancre, les mêmes canons, les mêmes affûts. Toujours la même odeur de pourriture, montant des entrailles du navire. Toujours, matin, midi et soir, les mêmes visages figés dans un morne désespoir, avec cette seule différence que chaque jour ils s'allongent un peu plus. Les yeux s'enfoncent de plus en plus dans les orbites, leur éclat diminue de jour en jour, les joues ne cessent de se creuser, la démarche des matelots devient de plus en plus molle et vacillante. Ils ont des allures de spectres eux qui, quelques mois auparavant, jeunes hommes robustes, montaient et descendaient les échelles, manœuvrant rapidement au milieu de la tempête. A présent ils marchent en chancelant comme des malades ou gisent épuisés sur leurs paillasses. Les trois navires ne sont plus que des hôpitaux flottants.
Car les provisions diminuent d'une façon effrayante et la famine s'aggrave de jour en jour. Ce n'est d'ailleurs plus de la nourriture, mais des ordures, que le préposés aux vivres distribue aux hommes. Il y a longtemps que le vin, qui rafraîchissait encore les lèvres et ranimait le courage des matelots, est épuisé. L'eau du bord, cuite et recuite par le soleil implacable, dégage une odeur telle que les malheureux doivent se pincer les narines pendant qu'ils humectent leur gosier desséché avec la seule gorgée qu'on distribue chaque jour. Quant au biscuit, qui est, avec les poissons qu'ils prennent, leur seule nourriture, il s'est transformé depuis longtemps en une poudre grise et sale, où fourmillent les vers, et, de plus, empestée par les excréments des rats, qui affolés par la faim eux aussi, se sont précipités sur ce dernier reste de vivres. Si on leur fait désespérément la chasse, à ces bêtes répugnantes, ce n'est pas seulement pour s'en débarrasser, mais aussi pour les manger. Un demi-ducat d'or est le prix que l'on paye au chasseur habile qui a réussi à prendre un de ces rongeurs et gloutonnement l'heureux acheteur dévore l'ignoble rôti. Pour tromper la faim qui les tenaille, les hommes inventent des recettes de plus en plus dangereuses : on mélange de la sciure aux déchets de biscuit pour augmenter le volume de la maigre ration quotidienne. Enfin la famine devient telle que, comme l'avait prévu Magellan, ils en arrivent à dévorer le cuir des vergues. "Pour ne pas mourir de faim, écrit Pigafetta, nous finîmes par manger des morceaux de cuir dont est garnie la grande vergue afin de protéger les cordages contre le déchirement. Exposés depuis une année à la pluie, au soleil et au vent, ces morceaux de cuir étaient devenus si durs que nous dûmes les laisser pendre quatre à cinq jours dans l'eau pour les ramollir. Alors nous les passâmes sur le feu et nous les mangeâmes


Magellan, Stefan Zweig
Les Cahiers Rouges
Grasset

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